Malgré des améliorations, en matière d’accès à l’éducation par exemple, les grandes fractures du monde subsistent et sont même plus visibles avec les nouveaux moyens de communication, en particulier aux yeux de ceux qui en souffrent. Globalement, certaines inégalités tendent même à s’aggraver.
Soeur Maddalena est assise dans la pénombre de lʼhôpital de Chokwe.
Elle prend soin de malades du sida. La scène se passe au début du millénaire, dans une province duMozambique où un habitant sur quatre est touché par le virus. Cette « Fille de la charité » sait que « là-haut, en Europe, il y a un traitement. Mais, il nʼarrivera pas jusquʼà nous ».
Quelques années plus tard, le traitement est arrivé, pourtant. Des millions de malades africains sont sous trithérapie. Ils peuvent espérer vivre aussi longtemps que des maladesdu Nord. Ce qui a été réussi pour le sida ne lʼa pas été pour le paludisme. On cherche encore un traitement efficace et accessible. Le sida menaçait les habitants du Nord et du Sud. Le paludisme ne concerne pas les pays occidentaux et les malades du Sud nʼont pas la réputation dʼêtre fortunés. Ainsi, lʼargent semble lʼunique marqueur pour sauver des vies.
La première fracture du monde est celle entre la vie et la mort.
Dans le monde, lʼespérancede vie a progressé de cinq années depuis lʼan 2000. Cʼest un progrès inédit. Mais on meurttoujours plus tôt dans un village africain, une favela brésilienne, un quartier de migrants autour de Shanghaï. Faute de vie saine et dʼaccès aux soins. Cette fracture est rendue plus douloureuse par la proximité avec ceux qui ne manquent de rien. À côté de la favela ou du quartier insalubre, de hauts murs gardent des lotissements où lʼon vit bien. Une « proximité » qui tient aussi aux nouveaux moyens de communication : « Au coeur du Sahel, la mère qui voit mourir son enfant sait, avec les images de son téléphone portable, que sʼil avait grandi en Occident, il aurait été sauvé », explique Philippe Douste-Blazy, depuis son bureau de lʼONU. Nous sommes tous proches. Il nʼy a quʼà voir ces patientes éthiopiennes voilées de noir de la tête au pied qui attendent dans un dispensaire médical tout en pianotant sur leurs écrans pour échanger avec leur famille installée aux États-Unis.
Le monde moderne semble transparent.
Tout peut se savoir. On peut se comparer, comprendre comment vivent « les autres », réaliser combien la fracture est grande entre les vies. Ce peut être le terreau terrible du ressentiment. Mais cʼest aussi une espérance pour lʼéducation, un encouragement pour exiger de progresser plus vite. Partout sur la planète, du Rwanda au Bangladesh en passant par le Mexique, des « standards » sʼimposent : pouvoir vivre dans des conditions dignes et dans la paix, travailler contre une rétribution équitable,avoir accès à la santé et à lʼéducation, notamment pour ses enfants, ne pas être prisonnierdu bon vouloir dʼun membre de sa famille ou de son État. Atteindre ces standards dʼici à 2030, cʼest lʼhorizon des objectifs du développement durable fixés par lʼONU. Des programmes ont été mis en place. Les résultats des précédents objectifs (2000-2015) prouvent que le monde progresse malgré tout. Un exemple : le nombre dʼenfantsdéscolarisés a chuté de 100 à 60 millions dans les huit premières années du millénaire.
Pourtant, ces ambitions partagées par tous sont atteignables seulement par certains.
Cʼest la deuxième fracture de ce monde. Des États, dits « fragiles », manquent toujours à leurmission dʼadministrer leurs populations. Ils peuvent faillir par manque de ressources naturelles ou dʼexpertises humaines pour gérer le peu quʼils ont. Mais, certains gouvernements ont la volonté de négliger une partie de leurs administrés. Cʼest le cas de dirigeants africains, enrichis par la hausse des matières premières, aidés par descorrupteurs occidentaux. Cette mauvaise gouvernance est une fracture béante. La dénoncer, comme le fait lʼONG Transparency International, est une façon de prendre soin despopulations du Sud. Les fragilités des États précipitent parfois leurs populations vers desguerres fratricides. Cʼest le cas en Syrie, au Yémen ou encore au Soudan du Sud.
Dans ces pays fragiles, certains peuvent choisir de lutter.
Des Syriens se sont enrôlés dʼun côté ou de lʼautre du conflit. Il y a trois décennies, des Sud-Américains se sont levés pour faire tomber les dictatures en Argentine ou au Chili. Il y a deux ans, des Burkinabés se sont regroupés pour mettre à la porte leur président. Sur tous les continents, la démocratie progresse doucement. Les exigences de moralité politique aussi. Pourtant, dʼautres habitants de ces pays fragiles renoncent et partent. Leur pays va mieux, mais pas assez vite à leur gré. Ils veulent tout de suite un monde en paix, plus juste, qui leur permettra dʼexprimer leurs talents. Ils font le choix dʼune fracture personnelle, celle du déracinement.
Cette fracture-là, entre le Nord et le Sud,
elle a le nom – pour les réfugiés syriens ou irakiens, pour les Soudanais, les Érythréens ou les Yéménites – de « Méditerranée » . Cettemer, célébrée par lʼhistorien Fernand Braudel comme le centre de cultures immémoriales,est devenue un cimetière pour les hommes et les femmes qui tentent dʼatteindre lʼEurope. En Amérique du Nord, cʼest le Rio Bravo – demain peut-être un mur – qui fait office de fracture pour ceux qui, vivant en Amérique centrale, veulent vivre le rêve américain. Les frontières se sont abaissées pour les marchandises. Elles se sont élevées pour les hommeset les femmes qui veulent échapper à leur destin.
Aujourdʼhui, des Bangladais paient des intermédiaires pour aller gagner de lʼargent dans des pays du Golfe.
Des Érythréens fuient un service militaire sans fin. Des passeurs rémunérés les entasseront sur des rafiots depuis la côte libyenne. Les Salvadoriens parcourront plus de 2 000 kilomètres sur le toit de wagons de marchandises à travers le Mexique. Tous, ensuite, pourront se retrouver à la merci dʼemployeurs exploitant la vulnérabilité que donne leur illégalité. Tous enverront chaque mois le plus possible du peu quʼils gagnent à leur famille restée au pays. Cet argent permettra de rembourser lʼemprunt nécessaire à leur aventure etaussi dʼentretenir leur légende. Dans leur pays dʼaccueil, ces migrants vivent la fracture dʼêtre des habitants de seconde zone, sans papiers, sans horaires, sans sécurité. Ils poursuivent leurs vies risquées.
La fracture originelle entre le monde occidental et les mondes en développement ou émergents tient à la présence de ce risque.
En Afrique, le risque est partout. Dans lʼabsence dʼeau pour les récoltes. Dans le délit non puni, faute de police ou à cause de la corruption. Dans lʼabsence dʼassurances pour la santé, la vieillesse ou contre le vol. Les Européens ontappris à cotiser pour des administrations qui réglementent leur vie en commun. Cʼest lʼimpôt.Dans les pays du Sud, pas grand monde ne croit en la vertu de lʼimpôt.
Ces dernières décennies, moins dʼhommes, de femmes et dʼenfants sont morts de malnutrition ou ont été tués dans des guerres fratricides.
Davantage dʼhumains ont eu accès à lʼéducation ou à la santé. Des centaines de millions dʼhumains, en majorité des Chinois, sont sortis de lʼextrême pauvreté en devenant travailleurs migrants dans leur propre pays. Mais de nouvelles fractures apparaissent désormais dans les nouveaux pays émergents. Elles concernent lʼair que lʼon respire ou les conditions de vie dans des mégalopoles qui ont poussé à la va-vite… on ne voit plus le ciel dans les agglomérations chinoises ou à Lagos, la capitale du Nigeria.
Dans une favela de Recife (Brésil), dans un village français, un faubourg de Dacca (Bangladesh) ou un quartier dʼAddis-Abeba (Éthiopie),
il y a la même volonté de vivre en paix, en se respectant, dʼaller au bout dʼun projet, si minuscule soit-il. La nouveauté est que lʼon vit mieux, pratiquement partout. Mais que lʼon sait aussi comment vivent les autres dansle reste du monde, à lʼheure où les inégalités se creusent. La proximité de ces trajectoires peut engendrer lʼémulation mais aussi lʼimpatience et la révolte.
PIERRE COCHEZ - La Croix - samedi 1 avril 2017